Psychologue, ancienne Clinicienne d'AML, je participe actuellement à un dispositif d'Accueil et d'Accompagnement de proches de patients atteints du COVID dans un hôpital de la région parisienne.
Sur proposition du Service des Soins Palliatifs qui l'a organisé, ce dispositif permet aux familles, dans des conditions d'hygiène très strictes et très encadrées, de venir rendre visite à leur proche, sur décision médicale, lors d'un avis d'aggravation, ou d'un décès. C'est un dispositif auquel participent de nombreux professionnels hospitaliers qui sont tous, un peu comme dans les Maisons Vertes, des "Accueillants" et non "médecin", "psychomotricienne", "infirmière" ou autre.
Je raconte ici simplement une situation récente, lors de laquelle le travail de "présence" défendu et promu par AML, que j'avais pratiqué grâce à l'association il y a plusieurs années, a pris tout son sens. J'ai pu m'appuyer sur ces repères solides.
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Mme et son fils
Ce n’est pas le genre ‘petite dame’. Mais c’est une très vieille dame dont on devine qu’elle a été solide, qui arrive avec son fils au guichet de l’Accueil des Proches de patients Covid. Elle sort d’une visite en unité Covid + et vient s’asseoir, visiblement éprouvée, comme pour reprendre son souffle.
Elle reconnaît le médecin qui fait l’accueil également en ce début d’après-midi et qui les avait orientés à leur arrivée, 1h ou 1h et demi plus tôt, et s’adresse naturellement à elle. La dame lui montre plusieurs ecchymoses sur ses mollets, ses avant-bras, « ça marque partout, vous comprenez » se désespère-t-elle, lorsque je rejoins la conversation. Sa peau est comme un parchemin, entrelacé de veines saillantes, de marques rouges, ou bleues, de rides profondes.
On devine des traits aigus, un nez puissant, bien droit, sous le masque qu’on vient de lui changer, et qu’elle réajuste souvent, en le tirant vers le bas, en même temps qu’on lui propose de frotter ses mains avec la Solution Hydro Alcoolique, « n’oubliez pas le dessus, entre les doigts, oui, voilà ». On nettoie soigneusement, avec des lingettes désinfectantes, la béquille qui a accompagné sa visite en chambre Covid. Elle remercie.
Le médecin s’entretient avec son fils, un homme aux larges épaules et à la calvitie grisonnante qu’on sent agité, agacé, presque fébrile. Son père est-il inconscient ou dans le coma ? On lui a dit l’un, puis l’autre, il aimerait comprendre, c’est quoi la différence !?.. Le médecin explique, contient, cherche à joindre son collègue de garde dans le service, pour avoir d’autres éclairages et répondre aux questions qui se bousculent, peut-être précisément parce qu’il sait bien, cet homme, que pour son père, « de toutes façons, ça ne changera rien ! ».
Pendant ce temps, la dame reste assise et raconte volontiers, simplement, non sans malaxer un mouchoir en papier du bout de ses doigts. Son mari était endormi quand ils l’ont vu. Calme. « Je sais bien que c’est la fin, vous savez, il y a eu trop de choses ». Elle tenait absolument à le voir, malgré les risques. Son fils l’a amenée aujourd’hui. Il est « gentil », ce fils, il s’occupe d’elle, il n’habite pas loin, au contraire de sa fille, en province, et de son autre fille, qui est âgée, « vous comprenez, elle a 71 ans, elle ne conduit pas ; moi j’ai 90 ans, j’ai des arrières petits-enfants ».
Monsieur était en EHPAD depuis le mois d’avril. Tout récemment alors ?.. « Non, attendez… Février… non, c’était bien avril... mais 2019 !... Il m’appelait tous les jours, vous savez. Le matin pour me dire le menu du déjeuner, et puis après le repas, et le soir. Il m’appelait toute la journée ». Madame ne l’avait pas vu depuis le mois de février dernier, car elle-même est tombée, chez elle, où elle vit seule. Tout son côté droit lui fait mal, elle a beaucoup de mal à marcher maintenant, il faudrait qu’elle se fasse opérer de la hanche, du genou également, mais le chirurgien n’est sans doute pas très pressé, on le comprend, elle le comprend aussi... « Ah ! Parkinson !! », soupire-t-elle. « On tombe, vous savez, avec Parkinson. J’ai tout oublié ensuite, je ne sais plus ce qu’il s’est passé ». « Mais lui, ça fait 2 ans, c’était trop ». Deux ans que Monsieur enchaîne les problèmes de santé, un cancer, le diabète, les séjours à l’hôpital… Madame énumère, désolée, dans une colère contenue, comme si elle trouvait cela injuste, toutes ces souffrances que son mari a subies. « C’est trop, vous comprenez, c’est trop ! ». Elle hoche la tête, en continuant de maltraiter ce qui reste du mouchoir.
« Moi en tout cas, je suis décidée, lâche-t-elle comme si elle poursuivait son idée. J’avais pris des contacts en Suisse. Il ne faut pas peser sur ses enfants, vous savez ». Désignant son fils d’un mouvement de menton, elle poursuit, compréhensive : « lui, il a une compagne, et il travaille, il vient une fois par semaine. Moi je ne continuerai pas comme ça, non ! ».
On lui donne tout de même des numéros à joindre à l’hôpital, pour la semaine prochaine, lorsqu’on imagine qu’elle sera à nouveau seule chez elle. Encore plus seule probablement. Elle serre ce bout de papier-là aussi entre ses doigts, et donne son numéro de téléphone, « le fixe, l’autre je ne l’entends pas ».
Et puis, après un moment, de derrière son masque, posément, elle dit : «ce n’est pas facile de dire au revoir au compagnon de toute une vie, vous savez », ses yeux plantés dans les miens. Saisie, je tiens simplement son regard, en silence, comme pour lui offrir un appui, le temps qu’elle se remette sur ses jambes douloureuses et reparte au bras de son fils, pour rentrer à la maison.
Avril 2020